
Numérique en santé à l’horizon 2030 :
Quel futur souhaitable pour les dispositifs d’évaluation de la qualité des soins ?
Poser son regard sur les enjeux éthiques du numérique dans le processus d’évaluation de la qualité des soins conduit à réfléchir collectivement et à imaginer comment nous voudrions être soignés en 2030. Cette logique impose une vision intégrant des zones d’incertitudes et la prise en compte de réalités contraignantes et durables pour chacun des acteurs.
« Et de tous temps aussi on a dit qu’à côté des vérités que nous trouvons faites il en est d’autres que nous aidons à se faire, qui dépendent en partie de notre volonté. »
Henri Bergson
C’est en portant une réflexion qui vise à déterminer le bien agir, en tenant compte des situations rencontrées par chacun des « acteurs » et des menaces liées au déploiement du « numérique », que je m’interroge sur le devenir des dispositifs d’évaluation de la qualité des soins à l’horizon 2030.
« La connaissance progresse en intégrant en elle l’incertitude, non en l’exorcisant».
Edgard Morin
Les enjeux éthiques du numérique en santé sous le prisme des acteurs institutionnels –
Partie 1
Penser le devenir du système évaluatif dans le secteur de la santé pour les acteurs institutionnels implique la prise en compte d’une réalité contraignante et compliquée :
– notre société doit absorber, à moyens contraints, les soins induits par l’explosion des maladies chroniques et le vieillissement de la population.
– La capacité d’absorption de notre système de santé est à corréler à sa capacité à se transformer, à faire tomber les murs intersectoriels et interprofessionnels.
Il est essentiel de rappeler que le droit à la protection de la santé est un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, affirmé dans les textes internationaux et dans le préambule de la Constitution. La Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs »….
L’Organisation Mondiale de la Santé donne également une définition très large de la santé : la santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
Elle représente « l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soit sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale ».
Les principes et les normes en France
Les principes et les normes qui prévalent en France s’inscrivent dans cette logique même si nous pouvons mesurer dans l’actualité un décalage certain entre la volonté de bien faire et les réalités du terrain auxquelles sont confrontées les décideurs.
Notre modèle évaluatif de la qualité des soins est morcelé, traduisant les profondes rigidités d’organisation existantes dans notre système de santé entre la médecine de ville et l’hôpital, le médico-social et le sanitaire, le public et le privé. L’aphorisme d’Isaac Newton « Nous construisons trop de murs et pas assez de ponts», illustre parfaitement bien la situation de notre organisation dans le domaine de la santé où le parcours de prise en charge devrait s’apprécier plus largement que dans les limites de l’enceinte d’un établissement sanitaire ou médico-social.
Les acteurs institutionnels sont conscients des limites du système de santé qui s’essouffle et n’arrive plus à répondre aux attentes de patients mieux informés, voir surinformés, grâce aux TIC.
Les inégalités de territoires créent des disparités de santé et fragilisent la continuité dans le parcours de prise en charge. A cela s’ajoute la frustration des professionnels de santé qui s’interrogent au quotidien sur le sens de leur action.

Les objets dits connectés et les applications destinées à la santé connaissent un développement exponentiel modifiant durablement et profondément l’exercice de la médecine et le rôle du patient dans sa prise en charge.
L’évolution des technologies va beaucoup plus vite que l’évolution de la règlementation et des dispositifs de régulation ce qui mène à des situations singulières et inédites.
La voie qui est choisie pour répondre aux défis de la médecine de demain conduit à conjuguer l’exigence de qualité et de sécurité des soins et l’amélioration de l’efficience de notre système de santé.
Le « juste soin » est souvent abordé sous l’angle de la pertinence des soins avec des logiques de « rabot » ou de « rémunération » en fonction des indicateurs retenus pour la tarification des établissements de santé.
La pertinence se caractérise par la bonne intervention, au bon endroit, au bon moment, par le bon praticien, dans la prise en charge du patient « autonome et connecté » mieux informé et exigeant. Cette notion est évolutive et les repères d’aujourd’hui ne seront pas ceux de demain.

Le numérique en santé
L’intelligence artificielle s’est imposée comme une technologie stratégique dans l’action de l’Etat et dans le secteur de la santé. Nombreux sont ceux qui affirment déjà que l’IA permet d’améliorer la qualité des soins et à la médecine de se perfectionner notamment au travers des opérations assistées, du suivi des patients à distance et des traitements personnalisés. Le rapport Villani expose parfaitement bien cette dynamique : « l’intelligence artificielle en santé ouvre des perspectives très prometteuses pour améliorer la qualité des soins au bénéfice du patient et réduire leur coût – à travers une prise en charge plus personnalisée et prédictive – mais également leur sécurité – grâce à un appui renforcé à la décision médicale et une meilleure traçabilité. Elle peut également contribuer à améliorer l’accès aux soins des citoyens, grâce à des dispositifs de pré-diagnostic médical ou d’aide à l’orientation dans le parcours de soin[1]. ».
Il est intéressant de souligner à quel point le numérique conditionne l’atteinte des grands objectifs de santé publique à la lecture de la Stratégie Nationale de Santé. Le programme de transformation de la pratique médicale aboutit à ce que le patient-individu soit perçu comme le patient-citoyen numérique. La politique publique semble reposer sur la responsabilité éthique de tous les citoyens, professionnels de santé, patients. Chacun contribue à la métamorphose du système de santé, plus connecté et efficient grâce au numérique.
« Généraliser les usages numériques en santé pour abolir les distances » suppose une couverture numérique de l’ensemble du territoire, l’interopérabilité des systèmes informatiques, le partage et la sécurisation des données, et l’accès aux soins en tout lieu, au bon moment pour chaque citoyen.
[1] Rapport C. Villani. Donner un sens à l’intelligence artificielle : pour une stratégie nationale et européenne. Rapport de la mission confiée par le Premier Ministre, 2018.

Cette logique de transformation annonce une inflexion vers la transparence et la redevabilité des pratiques médicales. Le système évaluatif s’ajuste pour accompagner cette transition avec le développement de référentiels répondant aux enjeux de santé publique et à la nécessité de réduire les coûts grâce à l’utilisation du numérique [1].
Les acteurs politiques ont bien compris qu’ils ne pouvaient faire autrement que d’intégrer le numérique dans toutes leurs actions mais l’intelligence artificielle les inquiète aussi par ailleurs [2].
Ils ne peuvent ignorer les enseignements tirés de la gestion de la pandémie liée à la Covid-19 [3]. La crise sanitaire a permis de mettre en lumière les failles de notre système de santé et les apports positifs du numérique dans la gestion d’une situation inédite, brutale et particulièrement meurtrière.
Cette période de troubles, marquée par l’urgence à agir pour le bien de tous, a imposé un cadre restrictif des libertés individuelles, des « mesures barrières » et l’utilisation d’outils de traçage numérique.
[1] Référentiel d’Evaluation des applications dans le champ de la santé mobile (mHealth), Etat des lieux et critères de qualité du contenu médical pour le référencement des services numériques dans l’espace numérique de santé et le bouquet de services des professionnels, HAS, juin 2021. Programme E-parcours, guide des services numériques et des indicateurs, Direction Générale de l’Offre de Soins, décembre 2020. Note de cadrage pour l’élaboration du référentiel de qualité des critères du contenu médical pour le référencement des services numériques dans l’espace numérique de santé (ENS) et dans le bouquet de services professionnels (BSP), HAS, Février 2021.
[2] Rapport d’information N°279 fait au nom de la commission des affaires européennes sur la stratégie européenne pour l’intelligence artificielle, par André Gattolin, Claude Kern, Cyril Pellevat et Pierre OUZOULIAS, sénateurs, Sénat, Janvier 2019. Livre blanc Intélligence artificielle, une approche européenne axée sur l’excellence et la confiance, 19 février 2020
[3] Pandémie 2020, Ethique, Société, Politique, sous la direction d’Emmanuel Hirsch, Cerf, Octobre 2020. Avis 130 Données massives et santé : Une nouvelle approche des enjeux éthiques, Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé, Mai 2019 – Comité national pilote d’éthique du numérique, synthèse des contributions, CCNE, décembre 2019-Juillet 2020 – Comité national pilote d’éthique du numérique, Réflexions et points d’alerte sur les enjeux d’éthique du numérique en situation de crise sanitaire aiguë, bulletin de veille n°2, Enjeux éthique dans la lutte contre la désinformation et la mésinformation, CCNE, Juillet 2020 – Comité national pilote d’éthique du numérique, Réflexions et points d’alerte sur les enjeux d’éthique du numérique en situation de crise sanitaire aiguë, bulletin de veille n°3, Enjeux éthique liés aux outils numériques en télémédecine et télésoin dans le contexte de la COVID-19, CCNE, Juillet 2020.
L’acteur institutionnel

Les choix politiques se font par des êtres humains dans des contextes singuliers, complexes et incertains.
A l’ère du numérique, comment agir au mieux et faire bon usage de son libre arbitre alors que l’intelligence artificielle aiguille déjà les décisions à prendre ?
C’est dans les différentes interrogations de Ricœur[1] « Mais le souci de soi est-il un bon point de départ ? Ne vaudrait-il pas mieux partir du souci de l’autre ? » que l’acteur peut éclairer le principe de son action.
Ricœur souligne également que « les humains ont besoin de justice, d’amour, et par-dessus tout de sens » ce qui doit amener l’acteur institutionnel à mieux expliciter ses choix et les dynamiques qui l’accompagnent s’il souhaite l’adhésion de l’ensemble des parties prenantes.
[1] Citation de Ricoeur issue de son ouvrage « Sois même comme un autre ».